Le bugis est l‘un des groupes ethniques de Sulawesi du Sud. Depuis longtemps, il a marqué une trace caractéristique dans l‘histoire maritime d‘Indonésie. Il y a tellement de preuves qui ont attesté la maîtrise de la mer des Bugis. Comme le Sulawesi du Sud produisait davantage de denrées convoitées de tous les pays dans et autour de l‘archipel insulindien, les marchands de Bugis devaient vendre leur marchandise en traversant non seulement les mers intérieures de l‘archipel mais aussi les pleines mers ; ils voyageaient en Malaisie, aux Philippines, en Australie et même à Madagascar. Pour réaliser cet objectif, ils utilisaient les bateaux Indonésie traditionnels de Bugis-Makassar, ces bateaux ont plusieurs appellatifs traditionnels tels que : pinisi, lambo‘ (palari), lambo‘ calabai, jarangka‘, soppe‘ et pajala.
Selon les bugis, les origines de ces bateaux Indonésie dateraient du XIV siècle dont le premier constructeur serait Sawerigading, le prince héritier du royaume de Luwu. Il était le personnage de légende dans une épopée de Bugis « I La Galigo ». I La Galigo raconte qu‘un jour, lorsque Sawerigading rentra de son errance, il vit sa jumelle Watenri Abeng et puis tomba amoureux de celle-ci. Cette affaire provoqua la colère de son père, le roi de Luwu. Pour réconforter Sawerigading, Watenri Abeng lui demanda d‘aller en Chine où, selon elle, il y avait une princesse qui lui ressemblait. Cette princesse chinoise s‘appelait We Cudai. Un problème se posa, pour traverser la mer qui séparait son pays et la Chine il lui fallut un moyen de transport dur et solide, or Sawerigading ne l‘avait pas. Pour construire le bateau Indonésie, il avait besoin de bois de l‘arbre welengreng ou de l‘arbre dewata qui ne poussait que dans la région de Mangkutu. Malheureusement, pour les habitants locaux, cet arbre était sacré, alors personne ne put l‘abattre. Pour le profaner, Sawerigading organisa une cérémonie au profit du départ du génie de l‘arbre vers un autre endroit. Cette cérémonie était conduite par sa grand-mère, La Toge Langi (Batara Guru). On dit que, après avoir abattu l‘arbre, la construction du bateau fut faite de manière surnaturelle dans le centre de la terre par la grand-mère. Puis, Sawerigading partit pour la Chine et jura de ne pas retourner à Luwu.
Sawerigading épousa la princesse We Cundai et habita en Chine. Au fil du temps, sa terre natale lui manqua. Ainsi, il prit la mer vers Luwu, et soudain, à l‘approche du port, une grosse vague frappa son bateau et le cassa. Les morceaux se dispersèrent dans plusieurs endroits, la moitié de la coque s‘échoua sur la plage Ara, les cordes et les voiles se trouvèrent à Tanjung Bira, et la quille se posa à Lemo-Lemo. Alors les habitants locaux reconstruisirent les morceaux du bateau. C‘est à partir de ce mythe que les bugis aurait hérité du savoir-faire de construction et de conduite du lambo (pinisi) de leurs ancêtres. D‘après l‘histoire locale, les habitants d‘Ara maîtrisent l‘ingénierie de la coque du lambo (pinisi), les habitants de Lemo-Lemo sont les experts du finissage du lambo (pinisi) alors que les habitants de Tanjung Bira sont doués pour la conduite du lambo (pinisi). Encore aujourd’hui la plupart des capitaines de lambo (pinisi) proviennent du Sulawesi.
Extraits de Symbolic Aspects of the Bugis Ship and Shipbuilding, par Usman Pelly (1977, traduction de J.-Cl. Amos).
CONSTRUCTION DU BATEAU INDONÉSIE SUR LA PLAGE
Le point de départ de la construction du bateau Indonésie sur la plage est le « premier assemblage de la quille » (en bugis, annatra kalebiseang, littéralement « couper quille »). Pour ce travail sont choisis un jour et une heure propices. C’est un fait traditionnel de la construction navale, qui se déroule dans une atmosphère sacralisée. Le jour prévu un madrier, qui deviendra la section centrale de la quille, est placé au centre du chantier. À cette cérémonie assistent le maître de hache, ses compagnons et apprentis, l’armateur et son épouse, le futur capitaine, et une femme enceinte.
Le maître est revêtu de blanc. Ayant récité une prière et allumé l’encens, il taille au ciseau l’extrémité de la quille préalablement choisie pour être à l’avant. En fait l’avant et l’arrière de toutes les pièces correspondent à leur position, au sommet ou au pied, dans l’arbre initial. Un copeau issu de ce premier travail est prélevé par le maître et coupé en deux moitiés, qui devront être conservées, l’une par lui, l’autre par l’armateur. Après quoi le maître poursuit son travail, dépouillé de son vêtement blanc. Des mortaises d’environ cinq centimètres de large sont creusées dans chaque extrémité de la partie centrale de la quille. On y introduira les tenons des deux autres sections, les lasso. Ces lasso sont les « raccords avant et arrière de la quille ». Avant d’insérer ces derniers on place dans les mortaises les objets suivants : une pièce d’or, du fer, du cuivre, du paddy, du riz brûlé croustillant, du riz cuit, du coco, et une feuille d’arbre, le tout empaqueté dans une cotonnade. Après quoi sont introduits les deux lasso.
Le maître de hache répand le sang de poulets, mâle et femelle, sur les assemblages. Les deux connections sont alors solidement ajustées. Puis il se lave la face avec de l’eau claire, marquant par ce geste que le rite est accompli. La femme de l’armateur s’approche, et lui fait un don (pasadagah), sous forme d’un anneau, de onze litres de riz blanc, trois sacs de paddy, et du vêtement blanc porté pendant la cérémonie. Enfin ils dégustent tous ensemble du wajik, gâteau de riz gluant.
La symbolique de ce rite est intéressante en plusieurs points.
- Le partage du premier copeau, issu de la quille, entre le maître et l’armateur symbolise un accord, et même un lien entre les deux hommes. La moitié échue au second servira de talisman pour sauvegarder son bateau dans une éventuelle tempête, tandis que le premier pourra en user magiquement pour mener le bateau à sa perte si l’armateur l’a trompé (en ne réglant pas son dû ou toute autre vexation).
- L’unité de la section centrale et des deux autres parties de la quille représente le « mariage » ou la « relation sexuelle ». Les tenons s’appellent lasso, nom du pénis en bugis, et les mortaises sombong, celui du vagin. Le résultat de cette union sera un bébé : le bateau.
- Bien plus, les objets placés dans les mortaises sont ceux que reçoit une jeune fille le jour de son mariage. Ils ont en eux-mêmes une valeur symbolique : l’or signifie honneur et richesse, l’acier représente la force, le riz blanc la prospérité, et ainsi de suite. La présence d’une femme enceinte est le gage d’un fret abondant par la suite. Que ce « mariage » soit pur et sacré est mis en évidence par deux symboles :
(a) le sang répandu sur la jonction des cléments de la quille, et
(b) la qualité du bois utilisé pour la section centrale. Il ne peut être qu’excellent, jamais brûlé, foudroyé ou retiré de la mer. Ainsi est-il « vierge »…
CÉRÉMONIES DU LANCEMENT D’UN BATEAU INDONÉSIE
Trois épisodes d’importance se succèdent au cours de la nuit qui précède le lancement d’un bateau Indonésie. Ce sont :
- les chants islamiques (berzanji),
- le façonnage d’un « nombril » du bateau (pamossi),
- l’offrande de nourriture aux habitants surnaturels (pakanre ballapatti) de la coque.
CHANTS ISLAMIQUES
Les berzanji sont des hymnes à la gloire du prophète, habituellement chantés à l’occasion des circoncisions et cérémonies d’accueil des nouveaux mariés et nouveau-nés. Ceci se passe au cours de la nuit précédant le lancement, en présence des notables de la communauté. En même temps se déroule le songkobala (invocations conjuratoires), mais les deux liturgies sont assurées par des personnes différentes. Le songkobala, de tradition bugis et préislamique, est ordonné par un panrita, spécialiste de ce rite. Tandis que le chœur populaire chante des cantiques, le panrita ne cesse de psalmodier des prières, ou mantra, tout en remuant dans un pot une décoction d’ingrédients magiques. Les chants ayant pris fin, les marins et le capitaine s’assemblent. Chacun est aspergé d’eau magique et en boit une gorgée.
CRÉATION D’UN « NOMBRIL » DU BATEAU INDONÉSIE
Cette action, faisant suite aux chants et aspersions, est assurée par le maître de hache dans la cale, en présence de l’armateur, du capitaine, des marins et des compagnons charpentiers. L’encens étant allumé, le maître se revêt de blanc et s’assied près du centre de la quille (kalebiseang). L’armateur, sa femme et le capitaine s’asseyent en face de lui, et les autres font le cercle. Une première chose est de déterminer le point ou se situera l’ombilic. L’ayant choisi, le maître le marque au ciseau. II détache un copeau et le place dans sa bouche avec l’anneau d’or reçu de la femme de l’armateur. C’est le riomong, ou « machouillage ». Il s’empare alors d’une tarière et, ayant récité une prière, fore la quille de bâbord vers tribord et de part en part, toujours revêtu de blanc. Cependant deux marins attendent sous la coque et recueillent les débris du perçage dans une poterie. On les placera dans une bouteille d’huile de coprah, de même que le copeau détaché au début du façonnage de la quille et conservé par l’armateur. Ayant foré le trou, le maître se rince la bouche avec l’eau magique concoctée par le panrita et en crache un peu dans le « nombril ». L’armateur lui succède, et offre deux poulets, mâle et femelle. Leurs crêtes sont tranchées par le maître, et le sang coule dans l’ombilic. La cérémonie prend fin lorsque le maître de hache se lave la face. Chacun, alors, mange des gâteaux au riz gluant (wajik). Le percement du « nombril » est le dernier travail du constructeur et son ultime responsabilité. Plusieurs aspects symboliques de cette opération méritent d’être notés.
- La réalisation du « nombril » est censée permettre d’augurer du sort du bateau. Si le trou débouche très légèrement au-dessus de l’angle inférieur tribord de la quille, la vie du bateau sera longue. Un peu trop haut, brève. Mais si la tarière sort sous la quille, alors le grand âge et la fortune du bateau sont assurés, tandis que la vie du maître de hache sera tout au plus assez longue pour lui permettre de construite une nouvelle unité.
- La bouteille contenant les reliefs du forage, le copeau initial et l’huile de coprah est suspendue au grand mât. Si le bateau, plus tard, est en proie à une fortune de mer, un peu de cette huile répandue près du « nombril » le sauvera du danger.
DON DE NOURRITURE AUX HABITANTS SURNATURELS DU BATEAU INDONÉSIE
Cet épisode se situe à la suite de celui du « nombril », au milieu de la nuit. Seuls l’armateur, les marins et leur capitaine y assistent. L’offrande de nourriture aux génies est effectuée par un panrita, généralement proche parent du propriétaire du bateau Indonésie. Le panrita est assis sur une estrade, face à l’ombilic, entouré par l’armateur et son épouse. Après avoir brûlé de l’encens, il récite une prière, et la femme lui donne un poussin, qu’il découpe de la tête à la queue ainsi qu’une fleur de bananier. Le tout est mélangé, et cette mixture placée dans de petits paquets que l’on disperse dans les parties essentielles, ombilic, extrémités de la quille, pied du mât…ce qui reste étant répandu autour du bateau. Cette cérémonie se poursuivra le lendemain, lorsque le bateau flottera sur l’onde. [Pour les Bugis et d’autres peuples du sud-est de l’Asie les génies familiers des maisons et des bateaux se matérialisent sous l’apparence de lézards… d’autant plus utiles qu’ils pourchassent les cafards. On leur offre de la nourriture pour qu’ils daignent rester à bord. Celle qui est répandue sous la coque doit les inciter à faire revenir le bateau sur les lieux..].
Sous le centre de la quille est creusé dans le sable un trou d’un mètre carré, dans lequel on place une chèvre noire vivante. Recouverte de chutes de bois du chantier, elle est brûlée jusqu’à totale incinération. Cette cérémonie est un dernier sacrifice aux génies du chantier, peut-être une sorte d’action de grâces…
BATEAUX INDONÉSIE ET HUMAINS
Le peuple d’Ara crée un bateau comme une mère crée un bébé dans son ventre.
Le lancement est appelé pasorong lopi. Il représente la naissance. Tant que le bateau est en construction, un bon ordre doit être maintenu, aussi bien dans les relations entre travailleurs que dans celles du maître de hache avec l’armateur ou avec ses ouvriers. En ce qui concerne ces derniers une atmosphère détendue résulte certainement des liens familiaux. Mais chacun doit « se connaître lui-même » et se tenir à sa place. Le maître, en tant que chef, n’a pas à craindre de prendre des mesures disciplinaires, comme s’il s’agissait de ses propres enfants, s’il apparaît que quelqu’un se conduit de manière à troubler la bonne ambiance générale. Il peut s’agir de jeux d’argent, de bagarres, d’immoralités… Le maître s’efforce ainsi de créer une atmosphère d’ordre et d’harmonie.
Cette vision des choses est la même à l’égard d’une femme qui attend un enfant. L’équipe des travailleurs s’efforce de garder présent à l’esprit qu’une future mère a besoin de vivre dans une atmosphère d’ordre et d’harmonie, protégée de toute hostilité et adversité. Ils pensent qu’une mauvaise ambiance aurait de fâcheuses conséquences pour le bébé.
Conformément à la conception de l’Univers qu’ont les Bugis, qui considèrent que toutes choses sont liées, chacune n’étant qu’un aspect d’un grand Tout, la moindre infraction à la règle, que ce soit dans les techniques de construction ou dans les relations entre les constructeurs, aura des conséquences directes pour le bateau. Nous voyons donc pourquoi chacun s’efforce d’agir conformément à son rôle et à son statut. La plus grave infraction consiste en une offense de l’armateur à l’encontre du maître de hache, comme le défaut de paiement. En l’occurrence, selon la croyance générale, quant bien même le bateau serait terminé, son lancement sera difficile. Dans ce cas le maître n’y assiste pas. Si, passant outre, le bateau est lancé en force, on croit qu’il aura un destin sinistre, abîmé par la mer ou disparu sans espoir. De telle sorte que cette manière d’agir est assimilée au fait de forcer un bébé à sortir du ventre de sa mère : un avortement.
De même que les humains, le bateau Indonésie peut connaître des périodes néfastes, comme s’il était malades. Que font les Bugis sur un bateau en danger ? La même chose que lorsqu’un enfant est sérieusement malade. Le père prendra un morceau du cordon ombilical de son enfant (coupé à la naissance, et suspendu à une poutre de la maison), le trempera dans l’eau chaude, et en frottera la tête, la poitrine et l’estomac de l’enfant. C’est ce que fait le capitaine dans un coup de vent. Il décroche la bouteille contenant les débris du « nombril » et suspendue au grand mât, et oint d’un peu d’huile le centre et l’avant de la quille, ainsi que quelques autres parties du bateau. En sorte que ce dernier, comme le bébé, échappe au danger.